Shanghai La Magnifique est un récit non-fictif de la ville de Shanghai dans les années 30, lorsque, devenue une ville hybride entre l’Extrême-Orient et l’Occident, elle atteignit son apogée charismatique.

En partie découpée en concessions étrangères depuis la signature de traités inégaux au milieu du XIXème siècle, Shanghai s’est internationalisée jusqu’à devenir un des hauts lieux du cosmopolitisme. Les drapeaux britanniques, américains, et français qui flottent au-dessus des concessions ne suffisent pas à révéler la diversité des nationalités des hommes et des femmes qui se bousculent dans les rues de Shanghai, font des affaires ensemble et s’encanaillent dans ses clubs : Allemands, Japonais, Américains, Juifs séfarades, Italiens, Français, Russes, Britanniques. Ces hommes de partout se mêlent aux locaux, aux Shanghaïens, parfois bourgeois cultivés à la conversation plaisante, complices dans les affaires, mais d’abord petites mains qui servent un train de vie de nabab.

Au-delà des nationalités, c’est le type de profils que réunit la ville qui la rend si particulière. Des hommes d’affaires arrivés en conquistadors côtoient des écrivains journalistes qui s’acoquinent avec des gangsters gentlemen qui fréquentent des aristocrates chinois. Mais tous sont mondains, tous sont jouisseurs.

C’est la rencontre de ces profils extravagants, et l’effervescence qui en résultait, que veut raconter le livre. Shanghai est Babel et Babylone.

L’auteur oscille d’abord entre deux personnages pour faire découvrir ce Shanghai.

Le premier personnage par le regard duquel se découvre Shanghai est Victor Sassoon, fondateur du Cathay Hotel. Le Cathay Hotel est le grand hôtel de la ville, là où s’arrêtent des personnalités venues du monde entier pour visiter Shanghai. De là, son fondateur organise réceptions et soirées. Victor Sassoon est le liant des mondains. Lui-même créature hybride, à la fois britannique, juif issu d’une des plus vieilles familles de Bagdad, homme d’affaires et éternel bachelor, il n’est pas étonnant qu’il soit à son aise dans cet îlot cosmopolite. Il est de ceux qui font que Shanghai est le Shanghai d’alors.

Le second personnage par lequel se découvre Shanghai est Emily Hahn, dite Mickey, une jeune journaliste américaine de 29 ans, arrivée dans la ville en 1935.

Shanghai doit au départ n’être pour elle qu’une escale de quelques jours pour un voyage qui la mènerait en Afrique, mais séduite par la ville, sentant qu’il y a là matière à décrire, elle étend son séjour. D’abord regard extérieur sur la frénésie shanghaïenne, l’esprit de la jeune femme et son charme, font très vite d’elle une des figures qui composent ce tout-Shanghai. Si Taras Grescoe a choisi de faire découvrir la ville par Emily Hahn, c’est aussi pour dépeindre la personnalité de la journaliste, car Mickey est, pour ce que cela veut dire, une femme libre.

Après des études de géologie faite presque par provocation, pour démontrer que les sciences n’étaient pas la chasse gardée des hommes, Mickey a décidé de bifurquer vers le journalisme. Les mots pour décrire les situations lui sont toujours venus aisément, et elle a toujours su, dans ses correspondances, insuffler un esprit caustique et une verve singulière. Étudiante, elle a déjà voyagé avec une amie dans l’Amérique de l’Ouest, à une époque où la région est plus proche du Far West que de la Californie New Age. Aventurière, dotée d’un esprit caustique, aspirante écrivaine, le mariage entre Mickey et la chronique de voyage est le plus naturel qui soit.

À Shanghai, Mickey est journaliste pour le North China Daily News, pour qui elle traite l’actualité locale, et est correspondante pour The New-Yorker. Dans des chroniques régulières pour le magazine newyorkais, elle livre ses impressions sur Shanghai et les personnalités qu’elle y croise. Lors des mondanités auxquels la jeune femme assiste, nombreux sont les journalistes-écrivains venus à Shanghai avec l’intention de se servir de la frénésie de la ville comme matière littéraire pour des chroniques ou pour nourrir de futurs romans. Si Mickey Hahn fait partie d’eux, son expérience prend un tour singulier lorsque, au cours d’un dîner littéraire, elle rencontre, Sinmay, un jeune poète chinois, avec qui elle entame une liaison amoureuse.

Issu d’une des plus illustres familles chinoises, le jeune poète, est aussi un cosmopolite accompli. Passé par Oxford, puis par les Beaux-Arts de Paris, il parle anglais, français, mandarin, shanghaïen, et circule avec aisance dans les différents cercles mondains de la ville. Le poète s’éprend de Mickey dès leur première rencontre.

Devenus amants, Mickey, par Sinmay, accède au Shanghai des Shanghaiens. Elle découvre la famille aristocratique du poète, son épouse chinoise, les façons locales, est initiée au plaisir de l’opium, narcotique courant consommé alors par beaucoup des shanghaïens, et ainsi découvre une autre face de la ville. L’accès nouveau que la jeune journaliste chérit le plus, grâce à sa relation avec Sinmay, c’est l’accès à l’esprit chinois, que son amant incarne, avec tout ce que cet esprit a de différent, et de comique pour un regard occidental acéré. De son amant, la journaliste tire une caricature qui alimente ses chroniques pour The New-Yorker, et amuse un lectorat qui découvre une représentation du Chinois plus subtile et plus drôle que celle qu’il a l’habitude de voir. Pan-Meh, le nom du personnage qu’elle a donné à la caricature de son amant, a de l’esprit, est drôle, ne manque jamais de répartie face aux internationaux, mais est aussi un être versatile et croyant aux superstitions chinoises.

Mickey le sait, le train de vie aisé qu’elle mène à Shanghai est permis grâce à des inégalités monstrueuses. Îlot de paix dans une Chine pour une part sous occupation japonaise, et en proie à la guerre civile, beaucoup des Chinois des territoires environnants la ville, se sont réfugié à Shanghai, épargnée par les conflits. Ces réfugiés, associés aux Shanghaïens, font une main d’œuvre à bas coût, sur laquelle est bâtie l’économie de la ville. Mickey décrit comment ce peuple de misérables existe grâce à deux ressources : la première, un riz bon marché, pour se nourrir, et, la seconde, l’opium, pour s’engourdir de sa condition. La journaliste elle-même finira par développer une addiction au suc de pavot.

Les deux amants puis époux seront séparés par l’éclatement de la guerre entre le Japon et la Chine.

Pour cette peinture de reconstitution d’un Shanghai disparu, Taras Grescoe use du travail d’Emily Hahn, son livre China to Me, et des carnets de notes de Victor Sassoon, dans lesquels celui-ci consignait événements et impressions. Mais Grescoe va au-delà d’une simple renarration de leurs histoires, et cherche à dresser une image quasi complète du Shanghai de l’époque. Son travail part de recherches historiques approfondies, et tout l’ouvrage est agrémenté de données techniques, de chiffres, de détails sur les infrastructures, pour livrer une œuvre à mi-chemin entre le roman et le livre d’histoire.

Grescoe a aussi recoupé certains des commentaires faits sur Shanghai et la Chine par d’autres écrivains qui y vécurent lors de ces années. Si ce croisement des subjectivités est intéressant, le travail de non-fiction auquel s’astreint Grescoe l’oblige à ne jamais faire interagir les différents écrivains entre eux, et laisse ainsi sur leur faim ceux qui imaginent ce qu’aurait pu donner une scène vivante auxquels auraient pris part ces personnalités.

Entrecroisée au récit des entreprises de Victor Sasson et de la découverte de la ville par Emily Hahn, la grande histoire du jeu politique chinois aussi est traitée. Elle apparaît d’abord en une actualité distante mais menaçante dans le livre, comme elle devait l’être pour nos protagonistes. Les soubresauts les plus spectaculaires y sont narrés, et donnent une bonne idée de l’évolution des dynamiques entre les camps Nationaliste, Communiste, et Japonais.

À l’été 1937, les tensions entre les deux pays se transformeront en une guerre ouverte, et la ville de Shanghai deviendra un champ de bataille. La capture de la ville par les forces japonaises après trois mois de bataille, actera la fin d’une ère.

Si la méthode de Taras Grescoe produit le but visé, dresser une peinture réaliste du Shanghai dans les années 30, elle n’est pas sans longueurs, et peut parfois lasser un lecteur désireux de plus de spectaculaire, en particulier lorsque le récit fait se déroule sur un terreau aussi romanesque.

On referme donc le livre sans excès de sentimentalisme pour un Shanghai révolu, retranscrit en un style simple, mais avec un léger pincement de nostalgie pour une époque où il était possible de vivre, et bien, d’amours, d’aventures, d’audaces, pour peu qu’on écrive sur elles.

Et si c’était encore possible ?


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