Il me proposait les clés du restaurant. À force de lui faire des suggestions sur ce qu’il pourrait faire pour l’améliorer, et sur ce qu’il devrait faire pendant la période des JO pour tirer parti des flux de touristes, Dany était allé jusqu’à me proposer de gérer le lieu pendant l’été. Ça m’avait mis un coup de vertige. C’était une chose de distiller des conseils, avoir la charge du lieu et appliquer ce que je recommandais en était une autre. Très vite cependant, j’eus la certitude que je voulais le faire. Je voulais être à la tête du restaurant.

C’était un petit établissement dans le 20ème arrondissement, un peu isolé, poussiéreux, pas entretenu, mais avec du potentiel, du moins c’était ce que je croyais. Le patron était le propriétaire de l’appartement où je logeais. J’étais arrivé une paire de mois plus tôt sur Paris, sans point de chute, ni travail, mais avec quelques certitudes sur ce que je venais essayer de faire ici. J’avais contacté Dany à la fin de ma première semaine. Je l’avais auparavant rencontré une fois, grâce à mon frère, et à la description que ce dernier m’avait faite de l’homme, j’étais certain que si quelqu’un avait un plan pour une chambre dans Paris, ce serait Dany. Ça n’avait pas manqué. J’atterris dans un bel appartement à proximité de Philippe Auguste, en travaux, mais grand et lumineux. J’étais venu du sud avec un peu d’argent, mais rien qui ne permette de me payer une chambre au prix normal. Peu de fric donc, mais le service en monnaie d’échange. Quand Dany me présenta la chambre, je lui dis : « Je vous remercie pour la chambre. Si vous avez besoin d’un service, quoi que ce soit, vous pouvez me demander, que ce soit pour le restaurant ou pour autre chose. » Là non plus, ça n’avait pas manqué. Dès le lendemain, il m’appela pour que je le remplace pour le service du midi au restaurant.

J’avais découvert l’établissement, étonné. Le restaurant était situé au croisement de rues assez sales, où s’enchaînaient les immeubles d’habitation sans superbe. Pas grand-chose n’était fait pour mettre en valeur l’établissement. Le store était en lambeaux, et se fondait dans la rouille de son armature. Les vitres étaient recouvertes de poussière. L’intérieur était sombre, sale, et n’y régnait qu’un binôme de couleur, marron et un vert clair tirant sur le jaune, qui n’allait pas. Malgré cela, je découvrais que le restaurant avait sa clientèle d’habitués.

Le jour suivant, Dany m’invita à déjeuner à son restaurant, pour me remercier de l’avoir remplacé. Une tâche noire était apparue dans le champ de son œil gauche, et il était allé consulter en urgence. Les médecins l’avaient opéré sur le champ. S’ils n’étaient pas intervenus dans les vingt-quatre heures, lui avaient-ils dit, il aurait perdu la vue de son œil gauche.
Il me servit une escalope à la Caïpirinha, c’était le nom du restaurant, crème fraîche, bacon, et une cuillérée de cognac, accompagnée de frites. Il m’expliqua alors l’histoire de l’établissement.

Le restaurant était au rez-de-chaussée d’un immeuble duquel Dany était propriétaire de tous les appartements, en plus du restaurant. En 2012, il avait repris la gérance du restaurant, après avoir découvert que le gérant d’alors laissait les dealers du quartier utilisaient le lieu comme point de dépôt pour la drogue. Lors de l’état des lieux qu’il avait fait à la reprise, il avait découvert dans un coin de la cave, un lit deux places au-dessus duquel était suspendu une ampoule au verre peint en rose. Par une courte enquête auprès des gens du quartier, il avait découvert que l’ancien gérant faisait tapiner sa femme dans la cave du restaurant.
Le restaurant était situé dans un quartier pauvre, moins pauvre que ce qu’il avait été quelques années auparavant, mais pauvre quand même. Soixante-dix pour cent des habitations des rues environnantes était des logements sociaux. Il y avait cependant, à proximité, un conservatoire, quelques entreprises de service, et un centre de formation professionnelle, d’où venait sa clientèle.

Après le repas, sur le chemin du retour jusqu’à l’appartement où je logeais, j’imaginais la critique que j’aurais faite du restaurant, croisement entre ce que j’avais vu qu’il était et son histoire.

Le Caïpirinha est un restaurant surprenant. Son nom laisse présager une ambiance chaude et une carte aux saveurs exotiques, alors que sa façade pourrait faire croire que le lieu a été laissé à l’abandon, mais aucune des suppositions ne s’avère vraie.  Une fois à l’intérieur de l’estaminet, je découvre que le lieu est en réalité une petite brasserie de quartier, bien dans son jus, fréquentée par quelques habitués. Pendant le repas, je constate qu’il y a, en plus des clients, beaucoup de passage. Le restaurant, bien inséré dans la vie locale, sert de point relais pour les habitants du quartier. Ils passent récupérer un colis, prennent un verre avec le patron, puis repartent. À la carte, il y a tous les classiques du genre : bavette avec frites, saumon et riz, spaghetti bolognaise, lasagnes. Beaucoup des plats sont faits maison, et les portions sont copieuses. Une cuisine généreuse donc, tout comme le patron, qui en dessert, propose sa femme.

Après qu’il m’eut proposé de m’occuper du restaurant pendant l’été, j’avais, en juin, fait des services tests, pour évaluer le passage pendant la journée, déterminer s’il y avait du potentiel, noter les améliorations que je pourrais faire. Je pensais alors que, pendant les JO, des flux de touristes passeraient continuellement dans les rues de Paris, 20ème compris. Si je pouvais faire des bonnes frites à emporter, je pourrais peut-être faire un peu d’argent, peut-être beaucoup.

Mes premiers clients furent deux lascars du quartier. Un typé asiatique, l’autre arabe. Ils s’assirent, en terrasse, et m’interpellèrent : « Chef, tu nous mets deux cafés et une assiette de fromages steuplait ?
– Oui, ça marche.

– C’est possible d’avoir un peu de poulet sur l’assiette de fromages ? me dit l’arabe.
– Euh non.
– De temps en temps, me dit l’asiat , le vieux il fait ça. »
Il parlait de Dany.

Je leur apportai  l’assiette de fromages. Ils la terminèrent assez rapidement, puis l’asiat me relança : « steuplai, remets-nous un peu de bleu.
– Non. Si tu veux je te rapporte du pain.
– Ah, le vieux, il nous met mieux. »

Alors que j’apportais le pain, l’asiat me regardait fixement, presque me dévisageait. Au moment où je posai la corbeille sur la table, il me dit :

«  En tout cas, t’as de beaux yeux chef.
– Ah ouais ? lui dis-je, et qu’est-ce que tu penses de mon cul ?

Les deux s’esclaffèrent, et je ris avec eux.
Nous rimes comme cela pendant un bon quart d’heure.

Je retournai derrière le bar. Posté derrière le comptoir, d’où j’observais le passage dans le quartier. Je tirai une feuille blanche de mon sac, pour commencer à noter les modifications que je devrais faire lors de la reprise du restaurant. Au milieu de la feuille, j’écrivis le nom du restaurant : « Caïpirinha ». Puis, je m’arrêtai un instant. Quelque chose ne sonnait pas juste. Le restaurant n’avait rien d’exotique, et s’il y avait bien de la Cachaça sur l’étagère à alcools forts, Dany n’avait probablement plus servi de cocktails depuis des lustres. Je repensais alors à l’idée que j’avais eue, simplement faire des bonnes frites maison, et au fait qu’avec mes problèmes d’élocution, toutes les fois où je me présentais, le premier « Emeric » que je donnais, devenait immanquablement : « Mike ?! ». Je barrai Caïprinha, et inscrivis :

Mike’s Chips

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